Comme professeur du département de Lettres Modernes à l’Ecole Normale Supérieure, j’enseigne des cours de littérature haïtienne et de litterature francophone des Caraïbes. Le gros de mon corpus se constitue donc de nouvelles et de romans haïtiens. Mais j'essaie de varier mes propres lectures un peu plus. Il y a quelques mois j’ai eu un coup de cœur pour Le Sari Vert d'Ananda Devi. J’ai trouvé l’écriture d’une beauté étonnante et je me suis dit que le thème saurait interpeller mes étudiants. L'histoire d'un père mourant et sa fille soumise mais rebelle s'apparente à certains des textes que nous lisons dans le cadre du cours sur la litterature haïtienne contemporaine. Elle est donc sure de provoquer des discussions passionnantes. Le problème est que je ne pourrai pas l’enseigner.
Pourquoi? Il y a le fait que ce roman ne rentre pas dans le cadre de mes cours actuels, mais je pourrai toujours modifier ou changer un cours. Mais où trouver le livre pour les étudiants ? S'il m'est possible d'avoir des livres récemment publiés en dehors d’Haïti par le biais des parents ou des amis qui voyagent, si je peux même me permettre d’acheter quelques livres étrangers en ligne ou en librairie chaque année, tel n'est pas le cas pour mes étudiants. Et ceci depuis bien avant le séisme du 12 janvier. Chaque semestre, en faisant mon plan de cours, je passe une matinée à la bibliothèque de l’ENS à recenser les ouvrages disponibles pour les cours que je dispense. J’essaie le plus que possible de bâtir mes cours autour de ces ouvrages. Sinon la majorité des étudiants ne liront pas les textes étudiés. Or, Le Sari Vert ne se trouvait pas à la bibliothèque. Reste toujours l’option des photocopies, mais pour des romans, ça fait long, en dehors de toutes les considérations sur le photocopiage. Avec des initiatives de rapatriement littéraire comme celle des Editions des Presses Nationales d’Haïti et plus récemment celle des Ateliers de Jeudi Soir, des textes d'auteurs haïtiens publiés à l’étranger peuvent maintenant être disponibles en Haïti à des prix plus ou moins abordables. Des collègues maghrébins me disent qu’un système similaire est disponible dans certains pays d’Afrique. Ces initiatives sont certes louables, mais ne facilitent pas la lecture encore moins l’étude des textes mauriciens par des Haïtiens ou des textes haïtiens par des Algériens, par exemple. On pourrait se dire que la littérature francophone en sa totalité n’est vraiment accessible qu’aux francophones des pays riches. Et si tel est le cas, comment enseigner les littératures de langue française dans des pays francophones où les populations ont un faible revenu économique ? La situation est encore plus critique ici depuis le tremblement de terre qui a ravagé tant d’institutions supérieures dans le pays.
Le facteur du pouvoir d'achat peut expliquer en partie la grande importance des études francophones aux Etats-Unis et leur moindre importance en Haïti, par exemple.Or, les étudiants haïtiens ont eux aussi besoin de lire des textes mauriciens, sénégalais et marocains. Il n’est pas normal que les références littéraires des étudiants haïtiens se limitent aux seuls auteurs haïtiens et français avec quelques très rares exceptions. Il faut en finir avec la dynamique d'une litterature originelle et une autre qui en serait dérivée. Malheureusement, c'est en ces termes que de nombreux lecteurs perçoivent les littératures française et haïtienne. J’ai appris d’un professeur de l’Ile Maurice que les littératures francophones sont enseignées à l’Université de Maurice en cours de littérature comparée avec la littérature mauricienne. Ainsi les oeuvres des auteurs haïtiens tels Emile Ollivier, René Depestre et Marie-Célie Agnant sont enseignées à côté de celles des auteurs mauriciens comme Ananda Devi. J'aimerais bien trouver les moyens d'offrir un cours pareil aux étudiants de premier cycle de l'ENS. Je crois que je viens de me donner un nouveau projet!
NM
Peut-on seulement faire de la littérature en se passant du Livre? Pourtant, voilà l’un des défis majeurs auxquels font face l'enseignant de littérature et l’étudiant en lettres dans le contexte haïtien : enseigner/étudier les lettres [souvent] dépourvu des textes littéraires. Dans cette perspective, l'auteure de cet article, en sa qualité d’enseignante de littérature haïtienne et de littérature francophone des Caraïbes à l’Ecole Normale Supérieure, s’exprime en connaissance de cause. En un sens, elle procède à un véritable plaidoyer pour le Livre - pour que les études de lettres se rattachent justement à l’étude du Livre. Et si le livre ouvre sur d’autres cultures, comme il s’agit dans le cas du Sari Vert, alors son plaidoyer s’inscrit également en faveur de la culture et la civilisation.
RépondreSupprimerNadège,
RépondreSupprimerQue votre passion pour l'enseignement brille toujours. Vous avez autant plume que de langues. Et le véritable plaidoyer dont Marc a fait mention, vous le possédez chère madame.
Rapadoo